Dissonance

Voix divergentes

Festival Archipel à Genève (20 au 29 mars 2015)

Nemanja Radivojevic (avec l'aide de Valentine Garrone)

En proposant un panorama de la scène musicale contemporaine actuelle, le directeur artistique d’Archipel Marc Texier a conçu un programme qui contribue activement à la création, ainsi qu’à la diffusion d’œuvres récentes. Le sous-titre de l’édition 2015 d’Archipel « Alter écho » dévoile une divergence des styles, une multitude d’esthétiques, de processus poïétiques et compositionnels distincts qui s’entrecroisent et s’influencent mutuellement, créant un réseau peu cohérent mais extrêmement riche : le festival Archipel permet l’éclosion d’une polyphonie de voix divergentes s’inspirant les unes des autres.

 

En témoignent la musique fascinante de Pierre Jodlowski, composée pour le film muet d’Eisenstein La Grève, ou celle de Helmut Oehring pour L’Aurore de Murnau, les pièces de Christian Marclay The Bell and the Glass et Screenplay pour vidéo et ensemble jouées par l’ensemBle baBel, l’installation sonore de Cléa Coudsi et Eric Herbin Other side, break, le microcosme féerique This is not a dream (de Louise Moaty) et de sa lanterne magique, ou encore les films d’animation de Norman McLaren.

 

Archipel perpétue également la tradition d’ateliers cosmopolites permettant aux jeunes compositeurs, étudiants des Hautes Écoles Suisses, de présenter leur travail. Issus de cultures musicales différentes mais d’une pertinence égale dans leur quête d’une place au sein de l’univers actuel de la musique contemporaine, ce sont Germán Alonso et Aki Nakamura qui ont, cette année, présenté leurs œuvres, respectivement mixte et électronique.Il convient en outre de signaler l’accord conclu entre le Festival et la Haute École de musique de Lausanne, qui officialise une coopération effective depuis plusieurs années déjà, et confirme une volonté de collaboration avec des institutions de formation telles que la HEM de Genève.

 

Hormis les concerts, Archipel a proposé trois ateliers-présentations consacrés respectivement à la cornemuse, au birbynė et au gamelan : ces trois instruments issus de la tradition populaire ont conquis leur rang dans un festival de musique contemporaine grâce à des interprètes hors pair que public a su apprécier. Ayant à son actif plus d’une quinzaine d’œuvres pour cornemuse commandées et créées ces dernières années, Erwan Keravac se révèle un musicien passionné effectuant un travail de pionnier pour cet instrument. Carol Robinson a présenté le birbynė, instrument de la famille des clarinettes d’origine lituanienne, au son beau et très doux. Son exécution des pièces de Janis Petraskevits, d’Éliane Radigue et de sa propre composition a ébloui le public. Ce sont finalement les musiciens de l’ensemble Eklekto qui ont interprété en création des œuvres pour gamelan de Billy Martin (de Medeski, Martin et Wood trio), Petar Kresimir Klanac et Roland Dahinden, ainsi que les pièces plus anciennes de Larry Polansky, John Cage et Lou Harrison.

 

Les auditeurs ont également pu apprécier deux pièces-performances de Daniel Zea, compositeur helvético-colombien dont l’engagement politique cherche toujours à sortir du contexte habituel de consommation de musique actuelle, et qui se situe souvent, de manière tout à fait pertinente, à la limite de la provocation. Les corps nus qui interviennent dans l’espace mappé par le logiciel pour faire résonner sa partition, dans la création de sa pièce Kinecticut, révèlent l’idée d’une société imaginaire, pas très éloignée de la nôtre, où la dépendance mutuelle entre la machine et l’homme devient la seule condition d’existence. L’éblouissante performance de l’ensemble Vortex met en évidence une interaction subtile entre des mouvements corporels et des transformations des champs sonores.

 

Le festival s’est ouvert avec le concert du Lemanic Modern Ensemble en coproduction avec l’Ensemble Contemporain de la Haute École de Musique de Lausanne sous la direction passionnée de William Blank, proposant les œuvres de Bruno Mantovani, Michael Jarrell, Hugues Dufourt, trois compositeurs déjà renommés, et un qui promet de l’être, le jeune Mithatcan Öcal. Dans sa pièce Pera Berbangé, la commande du festival, il révèle un grand talent ainsi qu’un haut niveau technique de composition et d’instrumentation. Une partition dense et vivante, d’une force quasi animale, que l’orchestre, malgré sa jeunesse, mène avec sûreté et inspiration, comme le reste du concert. L’Assonance V, pour violoncelle et ensemble de Jarrell, interprété par la brillante Martina Schucan, est une pièce de 1990 qui n’a rien perdu de son actualité. Les couleurs du violoncelle se dissolvant dans l’orchestre et les pulsations gagnant en individualité créent un réseau interactif surprenant.

 

L’ensemble Contrechamps a interprété les œuvres de Roberto Gerhard, Michael Jarrell, Alberto Posadas et Marc Garcia Vitoria. La création mondiale Trencadís, concerto grosso pour accordéon, deux percussions, ensemble et électronique, de Garcia Vitoria (une commande de Contrechamp, d’Archipel et de l’Ircam, sous la direction de Michael Wendeberg), résonne d’une puissance exaltée. Le texte musical, plein de vitalité, est interprété par l’extraordinaire trio soliste K/D/M. La clarté de l’orchestration, la maîtrise des gestes instrumentaux et la forme captivante du chevauchement des plans sonores font de cette pièce intense l’un des sommets de cette édition du festival.

 

Réalisée sur commande de l’Ircam, la nouvelle version de Congruence pour flûte midi, hautbois, ensemble et électronique de Michael Jarrell procède de la nécessité de conserver des musiques écrites à l’aube de l’ère électronique en temps réel, il y a de cela à peine trente cinq ans. Il s’agit là d’une nouvelle version de la pièce écrite en 1989, désormais sans flûte midi, mais avec le dispositif actuel de la manipulation du son en temps réel. Les notes de duo soliste se dissolvent dans l’orchestre, leurs pulsations sont multipliées, leurs timbres modifiés, de multiples transformations électroniques subtilement introduites, toujours avec un grand soin pour la forme et la polyphonie. Une interprétation très réussie par les solistes superbes et convaincants, Béatrice Zawodnik (hautbois) et Sébastien Jacot (flûte) font montre d’une maîtrise instrumentale et d’un artisanat virtuose – si caractéristique de la musique de Jarrell.

 

Cette belle célébration festive de musiques d’aujourd’hui était conclue par deux concerts de musique de chambre : les Swiss Chamber Soloists avec les pièces de Mozart, Heinz Holliger, Ursula Mamlok, Nicolas Bolens, et l’Ensemble Linea avec l’opéra de chambre de Xavier Dayer. L’importance que Bolens accorde d’ordinaire au chant dans sa musique semble céder la place, dans la pièce …und weiter pour flûte, hautbois et trio à cordes, à un travail plus textural, sans pour autant que se dissipe la transparence coutumière du compositeur. L’ensemble de musiciens produit des oscillations entre les plateaux agités de temps différents superposés et les surfaces calmes, faisant naître une impression d’inconstance – l’idée que la fuite de la condition humaine en étant l’ultime solution. La fascination de Bolens pour la fragilité psychologique ainsi que sa passion pour la poésie imprègnent cette pièce, inspirée d’un poème de Nelly Sachs, de ce fin sentiment de la vulnérabilité de l’âme humaine.

 

Le nouvel opéra de Xavier Dayer Contes de la lune vague après la pluie, d’après un livret d’Alain Perroux et le film de 1953 de Kenjo Mizoguchi, a été monté dans la version concert, sans mise en scène. Le livret, fidèle à l’original au niveau narratif, offre la possibilité d’une lecture musicale libre, pour laquelle la sensibilité marquée de Dayer à la vocalité se prête aisément. L’Ensemble Linea, formé de neuf instrumentistes et six chanteurs remarquables, sous la direction de Jean-Philippe Wurtz, interprète brillamment une partition dont les couches sonores s’entrecroisent, dont les timbres, interrompus par des interventions dramatiques vocales, se renouvellent, dont le matériau musical se comporte comme une masse plastique qui se déforme sous la pression des voix, s’étire et se contracte, maintenant l’atmosphère d’une insupportable attente.

Cet article, dans la colonne de droite, est prêt pour le téléchargement en fichier pdf. La version imprimée est parue dans dissonance 130, juin 2015, pp. 29 - 30. Le numéro est disponible et peut être commandé ici.

by moxi